Vulnérabilité des semis aux épidémies de tordeuse de bourgeons de l'épinette


Les perturbations anthropiques (coupes forestières) et naturelles (épidémies d’insectes, chablis, feux, etc.) jouent un rôle crucial dans la dynamique, la structure et la composition des écosystèmes forestiers. Elles doivent être considérées de manière interactive et complémentaire lors de l’aménagement du territoire. 


 

La tordeuse des bourgeons de l’épinette (Choristoneura fumiferana ou TBE) est l’insecte défoliateur le plus important dans la forêt boréale d’Amérique du Nord. Au Québec, seulement en 2017, une superficie de 7 millions d’hectares a été touchée par la TBE, ce qui représente 12 % de la forêt boréale québécoise. En 2019, la surface défoliée s’est élevée à plus de 9 millions d’hectares. Avec ces impacts et de fortes implications au niveau économique et écologique, la TBE est un sujet prioritaire dans l’aménagement forestier québécois. 

De nombreux efforts ont été effectués afin de reconstruire et de mieux connaître la dynamique de cette perturbation dans le temps. Par contre, les connaissances au sujet de cet insecte portent surtout sur les arbres matures et les études sur la vulnérabilité de la régénération à la TBE sont presque inexistantes. De plus, les activités de coupes forestières intensives réalisées durant les 40 dernières années ont favorisé l’établissement d’une grande superficie de forêt au stade de régénération sur le territoire québécois. Pour notre recherche, nous nous sommes intéressés à l’interaction entre ces deux perturbations majeures (épidémies de TBE et coupes forestières) sur les semis de conifères, à cause de l’importance de la régénération dans le renouvellement, la résilience et la persistance des forêts. Il est essentiel d’évaluer les impacts de la TBE sur la régénération des espèces hôtes. 

 

Le plus grand défoliateur de la forêt boréale québécoise

La TBE est un insecte de la famille des Lépidoptères, indigène de la forêt boréale de l’Amérique du Nord. Son cycle vital comprend plusieurs phases de vie. C’est au stade de chenille à maturité que l’insecte fait le plus de ravage, en consommant principalement le feuillage annuel des arbres matures. Toutefois, en période épidémique, la quantité de larves augmente et lorsque les pousses annuelles sont consommées en totalité, l’insecte se nourrit du feuillage des années précédentes (figure 1). Les épidémies de la TBE sont cycliques. Elles surviennent tous les 25 à 40 ans et sont d’une durée moyenne de dix ans. Elles ont un rôle important dans la dynamique et la succession naturelle de la zone boréale. La forêt québécoise subit actuellement une épidémie sévère. En 2019, la région de la Côte-Nord a été la plus ravagée avec plus de 3 millions d’hectares de forêts défoliés, suivi par le Saguenay–Lac-Saint-Jean avec 1,8 million d’hectares touchés et la région 
Gaspésie–Îles-de-la-Madelaine avec 1,4 million d’hectares affectés par la TBE. On assiste à une augmentation de plus de 45 % du territoire touché dans la région de l’Abitibi-Témiscamingue, ce qui représente une superficie totale touchée de 1,2 million d’hectares. 

La vulnérabilité d’un arbre varie selon plusieurs facteurs soit l’espèce, la hauteur, le stade de développement, la densité de larves d’insectes de TBE et plusieurs autres. D’abord, l’espèce est un facteur important puisque les essences forestières les plus affectées par la TBE sont en premier lieu, le sapin baumier (Abies balsamea), l’épinette blanche (Picea glauca), puis l’épinette noire (Picea mariana). Le synchronisme entre l’émergence des pousses annuelles des sapins baumiers et l’éclosion des larves matures de la TBE explique pourquoi le sapin est l’espèce la plus affectée. L’émergence tardive du feuillage annuel de l’épinette noire explique pourquoi cette espèce est moins affectée par la TBE.

De plus, la forte présence d’arbres hôtes augmente le nombre de larves présentes dans le peuplement. En situation de coupe totale, la densité d’arbres matures chute considérablement, ce qui augmente la pression de prédation sur les individus hôtes restants, généralement les semis. Dans ce contexte, la position ou la localisation du semis dans le peuplement peut avoir un effet sur sa défoliation. En effet, on pourrait s’attendre à observer une influence de la position des semis puisque la présence d’arbres matures ou d’arbres plus hauts dans une forêt réduirait la pression de prédation sur les semis situés dans le sous-couvert. Cela peut être causé par un effet de protection créé par les arbres matures, puisque les larves d’insectes sont interceptées par leur feuillage avant d’atteindre les arbres plus petits ou les semis qui se retrouvent sous leur canopée. En conséquence, les semis qui sont les plus éloignés de la forêt mature devraient être plus défoliés que ceux en sous-couvert.

Les conséquences de la TBE sur les arbres matures sont bien documentées. Par exemple, la défoliation sévère a pour effet de réduire la croissance de l’arbre. La réduction de la surface foliaire réduit considérablement la surface photosynthétique permettant de fournir l’énergie nécessaire à l’arbre. Plusieurs années consécutives de défoliation sévère causée par l’insecte peuvent mener à la mort des individus, créant une ouverture de la canopée. Cette ouverture favorise la croissance de la régénération présente en sous couvert de la forêt mature. Par ailleurs, les propriétés nutritionnelles du feuillage varient selon l’espèce et le stade de développement de l’arbre. En effet, les arbres plus âgés ont généralement un feuillage avec une meilleure digestibilité. À l’inverse, les arbres plus jeunes ont une plus grande quantité d’éléments antinutritionnels, comme les tannins. 

Pour ce qui est de la régénération durant une épidémie, quelques études ont confirmé une différence de défoliation selon la hauteur des semis, la composition en essence et la densité des peuplements matures. L’étude de l’impact de la TBE sur la régénération est encore à son début, l’ajout de connaissances dans ce domaine doit faire partie des priorités afin de prédire la réponse de la forêt face à cette perturbation.

 

Les coupes forestières 

Au cours des dernières décennies, l’intensification des activités forestières a entraîné beaucoup d’enjeux sociaux, économiques et écologiques, entre autres par la raréfaction des peuplements matures et l’appauvrissement des sols, la perte de biodiversité et de la productivité. Pour minimiser ces effets, les pratiques sylvicoles se sont tournées vers l’aménagement écosystémique afin de maintenir l’intégrité, la résistance et la résilience des écosystèmes en réduisant les variations entre les peuplements naturels et ceux aménagés. Pour cela, l’aménagement écosystémique propose que les traitements sylvicoles se rapprochent des perturbations naturelles en forêt boréale. Notamment, la coupe avec protection de la régénération et des sols (CPRS) permet de recréer des mécanismes de régénération qui sont inspirés de ceux après feux. Cette méthode de coupe permet aussi de réduire les perturbations du sol causées par la machinerie lourde et favorise la croissance de la régénération préétablie.

 

 

La coupe la plus appliquée au Québec est une variante de la coupe totale, soit la CPRS. En 1990, cette technique était utilisée sur 76 % de la surface totale coupée et a atteint, en 2005, son utilisation maximale avec 90 % de l’étendue totale coupée. En 2017, encore 68 % de la forêt était coupée en utilisant cette méthode. Dû à son utilisation massive sur une grande surface, les effets de ces traitements sylvicoles sur le paysage forestier sont d’uniformiser l’âge des peuplements, ce qui contribue à la création de structures équiennes. De plus, cela cause une augmentation des stress ponctuels sur les arbres restants, ce qui réduit leur tolérance, entre autres aux bactéries, champignons, insectes et autres, et favorise certaines essences d’arbres. 

 

Contexte unique pour affronter les défis de l’avenir

Avec les changements climatiques, il est prévu que les perturbations naturelles seront plus fréquentes et plus sévères dans le futur. En conséquence, l’épidémie en cours est une opportunité unique d’approfondir les connaissances des impacts de la TBE sur la régénération et de mieux nous adapter à l’avenir qui nous attend. En effet, avec les anciennes pratiques sylvicoles, une grande surface du territoire forestier boréal se trouve actuellement en phase de régénération. C’est pourquoi nous nous sommes intéressés à l’impact de la TBE sur la régénération des conifères après CPRS. L’objectif général de notre étude a été d’estimer le taux de défoliation de la régénération dans des peuplements soumis à la CPRS. Pour y répondre, les taux de défoliation globale et annuelle des semis d’épinettes noires et de sapins baumiers ont été évalués en fonction de la distance qui les sépare de la forêt résiduelle ainsi que de leur hauteur. 

 

Notre dispositif expérimental

Six peuplements ont été échantillonnés au nord du Lac-Saint-Jean à l’été 2017 (figure 2). Les sites sélectionnés devaient correspondre aux caractéristiques suivantes : 

  1. l’épinette noire représente l’espèce dominante du peuplement mature ;

  2. les individus présents devaient être sévèrement affectés par la TBE ;

  3. la CPRS devait avoir eu lieu avant 2008. 

Dans chacun des peuplements étudiés, une parcelle d’échantillonnage a été placée de manière à couvrir 20 m2 dans la forêt résiduelle et 80 m2 dans la section de coupe (figure 3). Les mesures de hauteur, de distance avec la forêt résiduelle et de l’évaluation de la défoliation globale et annuelle ont été faites sur tous les semis de sapins baumiers et d’épinettes noires présents dans chacune des parcelles. 

Pour faciliter la lecture, les distances ont été regroupées de la manière suivante : « Intérieur » représente les semis présents dans la forêt résiduelle, « Près » correspond au semis entre 0,0 et 15,0 m, les classes « Moyen » et « Loin » correspondent respectivement aux distances de 15,1 à 30,0 m et plus de 30 m. Les hauteurs ont été regroupées en intervalle : 0 à 50 cm, 51 à 100 cm, 101 à 150 cm, 151 à 200 cm et plus de 201 cm. L’évaluation de la défoliation annuelle a été faite sur trois pousses annuelles représentatives du semis en estimant le pourcentage de feuillage qui a été défolié (figure 3). Puis, la défoliation globale a été estimée en pourcentage sur l’ensemble du feuillage de l’individu en estimant le feuillage sain versus le feuillage défolié (figure 4).

 

Ce que nous avons pu observer 

Influence de l’espèce sur la défoliation

Comme on s’y attendait, les semis de sapins baumiers étaient davantage défoliés que les semis d’épinettes noires. En effet, l’arrivée plus hâtive du feuillage annuel des sapins baumiers confère à cette espèce un synchronisme avec l’arrivée des larves de l’insecte. Lors de l’émergence des larves de TBE, le sapin baumier possède déjà le feuillage tendre de l’année dont les larves se régalent. L’apparition du feuillage annuel de l’épinette noire survient en moyenne deux semaines après celui du sapin. Les larves doivent alors se nourrir des aiguilles des années précédentes. Toutefois, l’arrivée plus tardive de ce feuillage permet une ressource de qualité pour les larves à émergence tardive. Les hausses de températures causées par les modifications climatiques pourraient avoir pour effet de favoriser l’apparition hâtive du feuillage annuel de l’épinette noire, favorisant ainsi un synchronisme avec la TBE.

 

 

Influence de la hauteur du semis sur la défoliation

Les résultats obtenus démontrent une corrélation entre la hauteur des semis et le taux de défoliation. Les semis de plus grandes tailles sont pourvus d’une surface foliaire plus grande que les petits individus, ce qui favorise, d’abord, une plus forte densité de larves sur ceux-ci en plus de créer un effet protecteur des petits semis via l’interception des larves par les branches. De ce fait, un effet de protection est créé par les individus de plus grande taille pour les petits semis qui sont souvent présents sous leur couvert.

Influence de la localisation des semis sur la défoliation

Lors d’une CPRS, la majorité des arbres matures est coupée. En période épidémique, cette réduction de couvert pourrait avoir comme effet d’augmenter la pression de prédation de la TBE sur les arbres restants, soit la régénération préétablie. En effet, une réduction du couvert végétal, composé exclusivement d’individus matures, expose les semis à la défoliation. 

En contexte de coupe totale, on pourrait s’attendre à observer un effet protecteur de la forêt résiduelle sur la défoliation des semis sous leur couvert. Au lieu que les larves de TBE atteignent les aiguilles des semis, elles seraient interceptées par le feuillage plus bas des arbres matures, comme pour les semis plus grands. Également, il serait prévu d’observer que les semis localisés loin de la forêt mature seraient plus défoliés puisqu’ils ne profiteraient plus de l’effet protecteur des arbres matures. À l’inverse, il serait attendu que les semis près de la forêt mature bénéficieraient de l’effet protecteur des arbres matures.

Par contre, les résultats de l’étude ne permettent pas d’observer l’influence de la position des semis sur leur défoliation, malgré des valeurs statistiques se rapprochant des valeurs significatives. Pour cela, nous recommandons de développer dans le futur plus de recherches qui permettent d’étudier les effets de la position des semis sur la défoliation. 

À suivre…

Les pertes de couvert forestier occasionnées par les épidémies d’insectes sont importantes, autant au niveau écologique qu’au niveau économique. Avec l’utilisation d’une pratique sylvicole de type coupe totale, une grande surface de la forêt boréale québécoise est présentement en phase de régénération. Le processus de régénération est une étape essentielle pour la survie d’un peuplement, en plus de maintenir l’intégrité des écosystèmes. Il est primordial de conduire des recherches sur les facteurs qui peuvent influencer la vulnérabilité des semis aux périodes épidémiques, spécialement dans un contexte de changement climatique. Pour cela, il est crucial d’approfondir davantage les connaissances à ce sujet afin d’établir des stratégies d’aménagement efficaces et adaptées aux conditions de l’avenir. 

C’est pour cette raison qu’une prochaine étude visera à évaluer la défoliation des semis selon différents types de coupes forestières (coupes partielles et CPRS) et à déterminer le traitement sylvicole qui est le mieux adapté pour réduire la vulnérabilité des semis à la TBE. La régénération est le processus clé pour garantir le futur de la forêt boréale. Pour cette raison, nous faisons appel aux chercheurs, aux gestionnaires et à l’industrie pour poursuivre la recherche sur l’impact de la TBE sur la régénération.
 


EN SAVOIR PLUS 

Consultez la version complète de l’étude : Lavoie J, Montoro Girona M et Morin H. 2019. Vulnerability of Conifer Regeneration to Spruce Budworm Outbreaks in the Eastern Canadian Boreal Forest. Forests, 10 : 850.

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