Le cerf de Virginie nuit-il à la production de services écosystémiques dans les systèmes agroforestiers de peupliers?


Dans plusieurs secteurs du sud du Québec, la surabondance du cerf de Virginie nuit à la régénération de plusieurs espèces d’arbres, d’arbustes et de plantes de sous-bois, ce qui entraînera d’importantes conséquences sur la composition et la dynamique des forêts. Toutefois, on connaît peu les effets du cerf sur les systèmes agroforestiers de peupliers hybrides, des systèmes que l’on implante pour augmenter la production de services écosystémiques sur les fermes (séquestration du carbone, captage des nutriments, production de biomasse et de bois, stabilisation du sol, amélioration du microclimat, corridors et refuges pour la faune et la flore).


 

Les peupliers sont très appréciés du cerf de Virginie qui s’alimente de leur feuillage et de leurs jeunes pousses tendres et nutritives. Pour cette raison, les systèmes agroforestiers de peupliers hybrides sont implantés avec des plants de fortes dimensions, ce qui permet à la flèche terminale des arbres d’être hors de portée du cerf après environ une saison de croissance. Toutefois, il pourrait être avantageux d’utiliser des plants encore plus grands (plançons) que les plants à racines nues qui sont actuellement utilisés dans le sud du Québec. Par exemple, en Nouvelle-Zélande, où les peupliers sont utilisés abondamment pour stabiliser le sol des pâturages en terrains accidentés, des plançons de 3 à 4 m de hauteur sont employés pour empêcher le bétail de brouter les arbres.       

Le choix du cultivar de peuplier pourrait également réduire les dommages causés par le broutage des cervidés. Les hybrides apparentés au peuplier baumier sont moins appétissants que les hybrides apparentés au peuplier deltoïde puisque leurs feuilles et leurs rameaux sont moins nutritifs en plus de contenir davantage de tannins, des molécules au goût amer servant de défense chimique contre les pathogènes et les herbivores.

Cependant, quand la nourriture se fait plus rare, le cerf finit par se tourner vers les végétaux qu’il apprécie moins. 

Lorsque leur tronc atteint un certain diamètre, les peupliers peuvent également être endommagés par le cerf durant la période de rut. Pour délimiter son territoire, le cerf mâle frotte vigoureusement ses bois sur le tronc des arbres afin d’y laisser des marques que l’on nomme frottis. Généralement, on observe davantage de frottis sur les espèces d’arbres qui ont une écorce bien lisse. Des frottis répétés et sévères peuvent créer d’importantes blessures et parfois mener à la mort de l’arbre affecté.  

À l’aide d’exclos (parcelles clôturées) et de parcelles témoins (sans clôture), nous avons étudié les effets négatifs d’une surabondance du cerf de Virginie sur la croissance et les services écosystémiques (production de bois, de biomasse énergétique, stockage du carbone atmosphérique, de l’azote et du phosphore) produits par des bandes tampons de peupliers hybrides âgées de huit ans. Nous cherchions également à comprendre dans quelle mesure l’utilisation de grands plançons permettrait de minimiser les effets négatifs du cerf par rapport à des plants à racines nues plus courts. Enfin, nous voulions comprendre si le choix du cultivar de peuplier est important pour atténuer les dommages causés par le cerf.       
  

Détails sur le projet de recherche

Au printemps 2011, des bandes tampons élargies (15 m de large, cinq rangées d’arbres) ont été établies avec du peuplier hybride dans le but d’alimenter les fournaises à biomasse de l’Abbaye de St-Benoît-du-Lac en Estrie. Ces bandes agroforestières, localisées en bas des pentes, visaient également à accumuler les nutriments du sol provenant des cultures fourragères adjacentes et à accroître la séquestration du carbone sur les terres de l’Abbaye. Un espacement de 3 m × 2 m (1 666 tiges/ha) a été employé pour produire rapidement un volume important de bois de chauffage. Avant la plantation, le site a été labouré et hersé (automne 2010). Une application localisée de glyphosate par pied d’arbre (± 1 m2/arbre) a été réalisée en juin 
2011 et en juin 2012, afin de réprimer la végétation concurrente.   

Deux cultivars de peuplier hybride ont été utilisés dans cette étude : (1) le cultivar D×N-3570 (nommé cultivar deltoïde), un hybride entre le peuplier deltoïde et le peuplier noir d’Europe (Populus deltoides × Populus nigra) et (2) le cultivar M×B-915311 (nommé cultivar baumier), un hybride entre le peuplier baumier du Québec et le peuplier baumier japonais (Populus balsamifera × Populus maximowiczii). Le tableau 1 montre les différentes caractéristiques de ces cultivars qui pourraient être avantageuses ou désavantageuses en présence d’une surpopulation de cerfs.

 


Deux types de plants ont également été utilisés, soit des plançons (tiges sans racines) et des plants à racines nues. Les plançons (hauteur initiale de 250 cm) ont été plantés à 50 cm de profondeur à l’aide d’une tarière alors que les plants à racines nues (hauteur initiale de ± 180 cm) ont été plantés manuellement à 30 cm de profondeur à l’aide d’une pelle. Une fois plantés, les plançons dépassaient d’environ 50 cm les plants à racines nues. 

Au total, neuf blocs de plantation ont été établis au bas de tous les champs de l’Abbaye. Afin d’exclure ou non le cerf du dispositif expérimental, des exclos ont été érigés autour de la moitié de chacun des neuf blocs à l’aide d’une clôture de plastique (en polypropylène robuste et résistant aux rayons UV) de 250 cm de hauteur soutenue par des piquets de pruche. Ainsi, chaque bloc comprenait deux traitements anti-cervidés (témoin non clôturé et exclos clôturé) et dans chacun de ces traitements on retrouvait quatre sous-parcelles, une pour chaque combinaison entre les deux cultivars et les deux types de plants. Quinze arbres ont été plantés dans chacune des 72 sous-parcelles de l’expérience pour un total de 1 080 arbres.       

À la fin de la huitième saison de croissance, nous avons mesuré la survie, le diamètre à hauteur de poitrine (DHP), la hauteur de la première branche et la présence de frottis de cerf sur le tronc de chaque arbre. Puis, nous avons abattu, mesuré et pesé 39 peupliers afin de développer des équations allométriques entre le DHP et le volume du tronc, la biomasse du tronc et la biomasse de branches. Nous avons également mesuré les concentrations en carbone (C), en azote (N) et en phosphore (P) du tronc et des branches. Ces équations et analyses nous ont ensuite permis d’estimer le volume, la biomasse ligneuse et les stocks de C, N et P pour chaque arbre et pour l’ensemble de la plantation. 

 

Effets négatifs du cerf de Virginie sur les peupliers

Durant les années d’établissement de la plantation, les branches basses ont été pour la plupart éliminées par le cerf comme en témoigne la forte augmentation dans la hauteur de la première branche observée dans les parcelles non clôturées (Tableau 2). Cette perte de tissus photosynthétiques a donc réduit la vigueur des arbres en bas âge. Parallèlement, nous avons observé qu’une forte proportion des peupliers non clôturés présentait des traces de frottis sur leur tronc (Tableau 2). Cela indique qu’année après année, les peupliers ont dû allouer beaucoup de ressources pour guérir des blessures causées par les frottis. Parfois, les frottis ont même favorisé le développement de chancres sur le tronc, ce qui peut finir par tuer l’arbre ou favoriser les bris mécaniques lors des intempéries.  

 

 
Les effets combinés du broutage et des frottis se sont traduits par une légère baisse dans le taux de survie des arbres non clôturés (Tableau 2). Également, à l’échelle de l’arbre, les peupliers protégés par une clôture ont vu leur diamètre et le volume de leur tige augmenter de 7 % et 16 % respectivement (Tableau 3). Globalement, cette augmentation de croissance et de survie en l’absence du cerf s’est traduite par un gain de rendement en volume et en biomasse de l’ordre de 20 % à l’échelle de la plantation (Tableau 3). Bref, bien que le système agroforestier ait été établi avec succès en présence du cerf, ce dernier a eu un impact non négligeable sur la productivité des peupliers.    

Par ailleurs, la capacité de la plantation à séquestrer du carbone atmosphérique dans la biomasse ligneuse a suivi la même tendance. La surabondance du cerf réduit donc la capacité des systèmes agroforestiers de peupliers à lutter contre les changements climatiques. De même, la baisse du stockage de l’azote et du phosphore mesurés dans les parcelles non clôturées suggère qu’une surpopulation de cerfs réduira la performance des systèmes agroforestiers pour lutter contre la pollution agricole diffuse. Rappelons que l’azote et le phosphore, deux nutriments abondants dans les sols agricoles, rejoignent en trop fortes quantités les nappes phréatiques et les cours d’eau, causant ainsi une détérioration de la qualité de l’eau et des habitats aquatiques dans les bassins versants dominés par l’agriculture intensive.
 

 

L’importance du cultivar et du type de plant 

Bien que les dommages causés par le cerf aient été observés sur les deux cultivars, le cultivar baumier a davantage été affecté comme en témoigne le rendement en biomasse ligneuse après huit ans (Figure 1). Ce résultat nous a surpris, car le cultivar baumier possède un feuillage et des rameaux qui sont moins appréciés du cerf (Tableau 1). Toutefois, le cultivar baumier développe beaucoup de branches basses et son écorce demeure lisse au fils des années. En bas âge, il perd donc davantage de biomasse raméale en raison du broutage et, par la suite, le cerf le sélectionne préférentiellement pour marquer son territoire. D’ailleurs, après huit ans, la proportion d’arbres présentant des frottis était de 59 % pour le cultivar baumier contre 36 % pour le cultivar deltoïde.

Bref, la sélection de cultivars déployant une faible biomasse de branches basses et développant rapidement une écorce épaisse et rugueuse, tel qu’observé chez le cultivar deltoïde, semble un atout pour minimiser les dommages causés par le cerf. Après huit ans, un volume de bois de 192 m3/ha a d’ailleurs été observé pour le cultivar deltoïde dans les parcelles non clôturées contre 170 m3/ha pour le cultivar baumier, alors qu’à l’intérieur des exclos, le volume de bois produit a été le même pour les deux cultivars. Malgré tout, la biomasse ligneuse totale du cultivar baumier a été, en général, légèrement supérieure à celle du cultivar deltoïde parce que le cultivar baumier produit beaucoup plus de biomasse de branches. 

 


Contrairement à ce que l’on croyait au départ, l’utilisation de grands plançons n’a pas permis de réduire davantage les dommages causés par le cerf par rapport à l’utilisation de plants à racines nues plus petits. En effet, le gain en biomasse ou en volume associé à l’utilisation du plançon s’est avéré sensiblement le même dans les parcelles clôturées et non clôturées (Figure 1). En moyenne, le plançon a généré une production de bois de 10 % supérieure à celle observée pour le plant à racines nues. De plus, l’utilisation du plançon s’est avérée plus avantageuse pour le cultivar deltoïde que pour le cultivar baumier (Figure 1). Toutefois, soulignons que sur le site de l’étude qui présente un sol assez rocailleux, nous avons endommagé la tarière lors de la mise en terre des plançons. Comme les plançons doivent être plantés plus profondément que les plants à racines nues, nous recommandons seulement leur usage sur les sites dont le sol est dépourvu de roches dans les 50 premiers centimètres.       

 

En conclusion 

Malgré les gains sylvicoles et environnementaux obtenus en clôturant le système agroforestier à l’étude, nous sommes conscients qu’il serait économiquement irréaliste d’ériger des exclos à cerf de Virginie sur de grandes superficies. Même en présence d’une surabondance de cerfs, un taux de survie (96,7 %) et un rendement moyen plus qu’acceptable (22,6 m3/ha/an) ont été obtenus dans les parcelles non clôturées. Les systèmes agroforestiers composés de peupliers hybrides peuvent donc être implantés à grande échelle sans protection anti-cervidé dans le sud du Québec, dans la mesure où des plants de fortes dimensions (180 cm de hauteur) sont utilisés et où la concurrence végétale est réprimée avec un traitement herbicide ou avec l’aide d’un paillis de plastique.  

Néanmoins, en abaissant les populations de cerfs dans le sud du Québec par une pression de chasse accrue, on améliorerait la capacité des plantations et des systèmes agroforestiers à produire du bois, mais également à lutter contre les problématiques environnementales majeures que sont les changements climatiques et la dégradation des cours d’eau en territoire agricole. Il serait également plus facile de restaurer des feuillus nobles, de la pruche, du pin blanc et du thuya, des espèces d’arbres beaucoup plus vulnérables aux dommages causés par le cerf que les peupliers hybrides. Une étude que nous avons menée dans les jeunes forêts post-agricoles de St-Benoît-du-Lac montrait d’ailleurs que sans protecteurs anti-cervidés, la restauration du chêne rouge est devenue une mission presque impossible (voir le Progrès Forestier, Automne 2018).   

 

Remerciements

Nous remercions la communauté Bénédictine de St-Benoît-du-Lac qui a accueilli ce projet sur ses terres et fourni un soutien technique important. Les organismes subventionnaires suivant sont également remerciés : Agriculture et Agroalimentaire Canada (Programme de lutte contre les gaz à effet de serre en agriculture), Ressources naturelles Canada, le ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs du Québec (Chantier sur la forêt feuillue), la CRÉ-Estrie (Volet 2) et Arbres Canada. Un grand merci aux planteurs et aides de terrain (O. Dubuc, J. D. Careau, L. Godbout, Frère L. Lamontagne, Y. Lauzière, J. Lemelin, M.A. Pétrin et C. Truax). Merci à D. Émond de Delta Statistique pour les analyses statistiques, à R. Pouliot et O. Srdjan (ISFORT, UQO) et au CTRI pour les analyses chimiques, ainsi qu’à Domtar Corp. pour l’accès au séchoir. Enfin, nous remercions Anne Déziel de la pépinière de Berthier (MFFP) pour avoir spécialement organisé la production des plançons de peuplier pour ce projet.

 

 


En savoir plus

Consultez l’article scientifique publié en accès libre dans la revue Forest Ecology and Management à l’adresse suivante : https://doi.org/10.1016/j.foreco.2020.118673

Contactez Benoît Truax, chercheur et directeur général de la Fiducie de recherche sur la Forêt des Cantons-de-l’Est, par courriel : btruax@frfce.qc.ca

Retour à la recherche

Suivez l’actualité de l’AFSQ   

S'abonner à l'infolettre