Épidémie de livrée des forêts : faut-il entailler les érables défoliés?
Roberto Silvestro, Ph. D., Université du Québec à Chicoutimi, Sergio Rossi, ing.f., Ph. D., Université du Québec à Chicoutimi, Éric Bauce, ing.f., Ph. D., Université Laval, Tim Rademacher, Ph. D., University of Vermont, Université du Québec en Outaouais et Annie Deslauriers, Ph. D, Université du Québec à Chicoutimi.
La livrée des forêts est une menace pour la croissance et la survie des érables ainsi que pour la production de sirop. En période épidémique, les producteurs et productrices s’interrogent sur la gestion de leurs érablières. Mieux comprendre les effets de la défoliation permet d’optimiser la production tout en préservant la santé des peuplements. Quels sont les risques d’entailler des arbres défoliés? Comment garantir la pérennité des érablières en période épidémique?
Livrée des forêts et effets sur les érablières
La livrée des forêts (Malacosoma disstria Hübner) montre une récurrence des infestations d’environ 10 à 12 ans, avec des épisodes pouvant durer entre trois et six ans. Les larves se nourrissent des feuilles des érables à sucre au printemps, une période critique pour la photosynthèse. Si l’infestation est sévère et répétée, l’arbre peut s’affaiblir et devenir plus vulnérable à d’autres perturbations, telles que la sécheresse ou les maladies.
À court terme, les arbres peuvent compenser les pertes de canopée en produisant de nouvelles feuilles en été. Cependant, cette nouvelle feuillaison affaiblit leurs réserves de sucres et peut nuire à leur vigueur sur le long terme. De plus, les nouvelles feuilles issues d’une repousse tardive en été sont plus petites et moins efficaces en termes de photosynthèse. À long terme, une succession d’épisodes de défoliation peut affecter la vigueur des érables ainsi qu’augmenter le risque de mortalité.
Les effets de la défoliation ne se limitent pas à une réduction de la croissance et de la photosynthèse, elle modifie également les échanges hydriques des arbres. Moins de feuilles se traduit par une réduction de la transpiration, ce qui peut affecter le flux de sève dans l’arbre et la pression dans les vaisseaux transportant la sève brute, soit l’eau et les minéraux, pendant l’été. Toutefois, il reste à déterminer si ces modifications influencent la coulée printanière.
En outre, la défoliation répétée entraîne une mobilisation et une réduction des réserves en amidon. Si ces réserves ne sont pas reconstituées entre les infestations, l’arbre risque de s’affaiblir davantage, devenant plus vulnérable aux infections fongiques, aux attaques d’insectes secondaires et aux stress environnementaux. Dans les cas les plus dramatiques, les érables montrent des dépérissements progressifs de la cime qui peuvent entraîner la mortalité de l’arbre.
Plusieurs facteurs influencent la capacité d’un arbre à récupérer après une défoliation. La fréquence et la durée des infestations, l’état de santé avant la perturbation, la quantité des réserves de sucres et les conditions environnementales déterminent également la résilience des érables à la défoliation.
Défoliation et production de sirop
Certaines observations terrain montrent que la production de sève peut chuter après une forte défoliation. De plus, des réductions de la concentration en sucre dans la sève ont également été observées. Toutefois, aucune étude n’a encore confirmé ces tendances de façon systématique. D’autres facteurs, comme les conditions climatiques et l’état général de l’arbre avant l’infestation, jouent aussi un rôle important dans la récolte de sève et doivent être pris en compte.
Face à ces incertitudes, les producteurs et productrices adoptent une panoplie d’approches. Certains réduisent le nombre d’entailles sur les arbres défoliés pour éviter un stress supplémentaire, tandis que d’autres diminuent la pression du vide dans leurs systèmes de collecte afin de réduire le prélèvement de sève. D’autres préfèrent éviter d’entailler pour permettre à l’arbre de récupérer ses réserves.
Ces différentes décisions ont un coût économique, car elles réduisent la production de sirop durant une ou plusieurs saisons. Il est donc essentiel de développer des compromis entre la rentabilité des érablières et la préservation de leur santé à long terme.
Gestion de l’érablière et lutte intégrée contre les ravageurs
Une gestion durable des érablières repose sur une surveillance efficace et des interventions adaptées. La pose de pièges à phéromones et le recensement des bagues d’œufs à l’automne permettent de prévoir les épidémies et de mieux planifier les interventions potentielles. Cependant, cela requiert un haut niveau d’expertise.
L’application de traitements biologiques comme le Bacillus thuringiensis (Btk) peut être utilisée pour limiter les populations larvaires avant qu’elles ne causent des dommages irréversibles. Toutefois, l’efficacité de ces traitements dépend du moment d’application, car l’insecte est plus vulnérable pendant les premiers stades de vie, ainsi que de la densité des populations de ravageurs. Une approche combinée de lutte biologique et de surveillance continue des populations est donc essentielle pour garantir des résultats optimaux.
Une approche plus large, basée sur la diversité forestière, pourrait renforcer la résilience des érablières. L’hypothèse est qu’une gestion favorisant la diversité structurelle et spécifique des érablières aiderait à limiter la propagation de la livrée des forêts et à améliorer leur résistance aux perturbations.
Par exemple, il est possible que la présence de peupliers faux-tremble en bordure des érablières, une espèce fortement appréciée par la livrée des forêts, détourne l’attention de l’insecte et réduise ainsi son impact sur les érables à sucre. Toutefois, cette hypothèse doit être soigneusement testée, car à l’inverse, la présence de peupliers pourrait favoriser le développement des populations de livrée des forêts et accentuer la pression sur l’érablière.
De même, il serait intéressant de vérifier si maintenir ou favoriser la diversité des peuplements, en intégrant des espèces non-hôtes de la livrée, constitue une approche bénéfique. À cet égard, l’érable rouge, qui est évité par la livrée des forêts, pourrait jouer un double rôle en limitant la propagation des infestations et en stabilisant la production de sirop en cas de perturbation. Ce rôle complémentaire de l’érable rouge face à la livrée n’est toutefois pas observé pour toutes les perturbations, ce qui souligne l’importance de maintenir une diversité des essences dans les érablières.
Ces approches offrent des pistes intéressantes, mais elles doivent encore être testées afin de mieux comprendre leur efficacité et leur impact sur la résilience des érablières. Des recherches supplémentaires seront nécessaires pour en évaluer le potentiel et orienter les pratiques de gestion forestière vers des solutions durables et informées.
La résilience des érablières face aux défis futurs
L’épidémie de livrée des forêts pose des défis à l’industrie acéricole et la question de la stratégie optimale par rapport à l’entaillage des érables défoliés reste en suspens. À ce jour, les connaissances scientifiques ne permettent pas d’y répondre avec certitude. Jusqu’à ce que des lignes directrices plus précises soient établies, la prudence reste de mise. Ce que l’on sait, en revanche, c’est que la résilience des érablières repose sur une gestion adaptative et une meilleure compréhension des effets de la défoliation. En combinant la surveillance de l’insecte, la lutte biologique et les pratiques de récolte de la sève adaptées à un contexte épidémique, il est possible d’atténuer les risques et de favoriser la santé des érablières à long terme face à ces perturbations naturelles. Mais c’est avant tout en combinant science, savoir-faire et l’expérience des producteurs et productrices que nous pourrons répondre aux questions en suspens et renforcer la résilience de nos érablières.