La compréhension fine de la physiologie des conifères boréaux a permis de concevoir un modèle de la phénologie d’ouverture et de croissance des bourgeons (PhenoCaB). Des chercheuses de l’Université du Québec à Chicoutimi et la compagnie Pulsar Informatique ont mis au point une application Web qui permet aux organismes de lutte contre la tordeuse des bourgeons de l’épinette d’améliorer l’efficacité de l’épandage tout en optimisant les ressources et la logistique.
La recherche en physiologie végétale est fondamentale pour comprendre le fonctionnement des arbres, mais mène plus rarement vers des applications concrètes en foresterie. Pourtant, Annie Deslauriers, professeure-chercheuse à l’Université du Québec à Chicoutimi (UQAC), a réussi ce tour de force. Elle s’intéresse depuis de nombreuses années à la phénologie, c’est-à-dire aux phases de développement récurrentes au fil des saisons, essentielles à la croissance des arbres. En associant son expertise à celle de Valérie Néron, professionnelle de recherche au laboratoire EcoTer de l’UQAC, formée en biologie et en informatique, elles ont eu l’idée de mettre au point un outil pour prédire l’ouverture des bourgeons des conifères de la forêt boréale. Son utilité : aider les organismes responsables de la protection des forêts comme la Société de protection des forêts contre les insectes et les maladies (SOPFIM) à prévoir les arrosages pour lutter contre la tordeuse des bourgeons de l’épinette.
Un modèle mécanistique complet
Avant de développer un outil pratique, les chercheuses ont d’abord créé un modèle qui permet de suivre l’évolution de l’ouverture des bourgeons pour différentes essences, selon leur localisation. Le modèle PhenoCaB, développé en collaboration avec des chercheurs italiens, utilise des processus physiologiques qui régissent le développement des conifères boréaux, principalement l’épinette noire, l’épinette blanche et le sapin baumier. Pour le concevoir, les chercheuses ont intégré des fonctions essentielles, telles que la photosynthèse, l’acclimatation au froid, le débourrement et la croissance des nouvelles pousses. Les travaux se sont appuyés sur des données issues de la physiologie des conifères boréaux, incluant le bilan carbone de la plante, les niveaux de sucre, Coniguard Une application Web pour lutter contre la tordeuse des bourgeons de l’épinette ainsi que de nombreuses variables météorologiques, notamment la température et la radiation solaire, partagées par les programmes de surveillance de la tordeuse des bourgeons de l’épinette à travers le Canada. Ces projets de recherche ont été en partie financés par la Direction de la recherche forestière (DRF) et par Ressources naturelles Canada (RNCan).
Intervenir dans la lutte contre la tordeuse des bourgeons de l’épinette
Une épidémie de la tordeuse des bourgeons de l’épinette est en cours au Québec depuis plus d’une quinzaine d’années. Ce phénomène cyclique provoque une réduction de la croissance des conifères, principalement le sapin baumier, et une mortalité accrue des peuplements forestiers, engendrant, entre autres, d’importantes répercussions économiques. En 2024, plus de 14 millions d’hectares de forêts publiques ont été touchés par la tordeuse. Les moyens déployés pour lutter contre l’insecte représentent un défi majeur pour la forêt québécoise, car ils exigent des ressources importantes et se déroulent dans des régions éloignées à la topographie complexe.
La méthode actuellement utilisée pour combattre l’insecte afin de protéger le feuillage des arbres en bonne santé est la pulvérisation aérienne de Btk, (Bacillus thuringiensis variété kurstaki). Cet insecticide biologique utilise l’action d’une bactérie produisant des spores et des cristaux, qui lorsqu’ingérés par l’insecte, se transforment en toxines et provoquent sa mort.
L’arrosage doit se faire au cours d’une fenêtre très précise du cycle de vie du papillon, soit au stade 4, alors que la larve commence à se nourrir, et au moment du débourrement des bourgeons, une phase clé pour freiner la prolifération de l’insecte. En développant un outil de modélisation sur l’ouverture des bourgeons des conifères, l’idée était de prévoir une période d’arrosage optimale selon différents secteurs, dans le vaste territoire de la forêt boréale.
Du concept à la réalisation
Transformer un modèle scientifique complexe en un outil concret, utilisable sur le terrain, représente un véritable défi. Un troisième joueur, Pierre- Alexandre Tremblay, directeur général de la compagnie Pulsar informatique, est intervenu dans l’aventure. Il a mis à disposition une équipe pour le développement d’une application Web simple et efficace, conçue pour les intervenants forestiers. Cette application d’aide à la décision, nommée Coniguard, permet d’appuyer la planification des opérations d’arrosage dans des secteurs ciblés de la forêt, en fournissant l’information nécessaire pour identifier les périodes les plus propices à l’application d’insecticide, et ainsi optimiser l’efficacité des interventions.
Dès le début, les chercheuses, l’équipe de développement de Pulsar Informatique et le personnel de la SOPFIM ont travaillé ensemble pour déterminer les éléments essentiels à intégrer et réfléchir à la façon dont l’application devait fonctionner. Il fallait non seulement tenir compte de la complexité des données climatiques et du modèle PhenoCaB, mais aussi s’assurer que l’outil soit pertinent, facile à utiliser et adapté aux réalités du terrain. Cette étape a marqué le point de départ de la conception d’une application alliant rigueur scientifique et efficacité en contexte opérationnel.
Le développement de l’application Coniguard a débuté par une évaluation des besoins des utilisateurs, menée avec l’équipe de la SOPFIM. Une fois les exigences définies et les contraintes identifiées, l’idée a été portée à la planche à dessin pour donner forme à une première maquette, définissant ses principales fonctionnalités, son mode de fonctionnement et son utilité sur le terrain. À partir de cette base, Pulsar Informatique a mobilisé son expertise et ses infrastructures technologiques pour concrétiser le projet. Des technologies robustes ont été sélectionnées afin d’assurer la sécurité, la durabilité et l’évolutivité de l’application. Une fois le prototype fonctionnel en place, des séries de simulations ont été menées pour tester l’application dans divers contextes climatiques et forestiers, validant ainsi la robustesse des prédictions et la pertinence de l’outil. L’enjeu était de taille : proposer une interface intuitive, capable de fournir des résultats pertinents et localisés, pour orienter efficacement les décisions d’arrosage contre la tordeuse dans un territoire aussi vaste et variable que la forêt boréale.
L’application est actuellement testée et utilisée par les praticiens de la SOPFIM pour une durée de trois ans et pourra être déployée par la suite à plus large échelle. Cette technologie compte de nombreux avantages. Cela permettra de maximiser l’efficacité de l’épandage en ciblant les fenêtres optimales d’application du Btk en fonction du développement des bourgeons. Cela permettra d’optimiser les ressources et la logistique, soit de réduire les visites de terrain et les survols en avion en plus de protéger un maximum de superficies vulnérables.
Ces travaux ouvrent également de nouvelles perspectives pour la lutte contre les épidémies d’insectes et pourraient éventuellement être étendus à d’autres espèces. Sur le même principe, la modélisation pourrait éventuellement servir au développement d’outils de prédiction pour l’émergence des feux de forêt et la planification des interventions subséquentes.
Pour en savoir plus
Visitez le site Internet du Centre de recherche sur la boréalie, Laboratoire EcoTer de l’UQAC
Consultez les articles scientifiques suivants :
- Cartenì, F., Balducci, L., Dupont, A., Salucci, E., Néron, V., Mazzoleni, S., & Deslauriers, A. (2023). PhenoCaB: a new phenological model based on carbon balance in boreal conifers. New Phytologist, 239(2), 592-605.
- Podadera, D. S., Balducci, L., Rossi, S., et al. (2024). Differential advances in budburst timing among black spruce, white spruce and balsam fir across Canada. Agricultural and Forest Meteorology, 349, Article 109950.