Laboratoires vivants : Quand science et terrain s’allient pour l’avenir des forêts
Claire Depardieu, Ph. D., Chercheuse scientifique, Centre de Foresterie de l’Atlantique, Fredericton, Canada, Jean Bousquet, Ph. D., Professeur agrégé, Université Laval, Québec, Canada, Adam Dick, Directeur de la recherche collaborative, Centre de Foresterie de l’Atlantique, Fredericton, Canada et Philippe Rozenberg, Ph. D., Chercheur scientifique, INRAE d’Orléans, France
Forêt au coeur de la ville de Québec, où nature, recherche et communautés se rencontrent
Le changement climatique représente un défi majeur pour la recherche forestière, alors que le fonctionnement des forêts reste encore mal compris. Pour y répondre, l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (INRAE), en collaboration avec Ressources naturelles Canada et l’Université Laval, a lancé la création du premier réseau international de laboratoires vivants forestiers et agroforestiers, mobilisant chercheurs et acteurs pour développer des solutions d’adaptation durable.
La forêt face au changement climatique : ce qu’on ignore encore
Le changement climatique rapide des dernières décennies a fortement affecté les forêts mondiales, entraînant une détérioration de la santé des arbres, une mortalité accrue et des signes inquiétants de perte de résilience des écosystèmes forestiers. Aujourd’hui, la capacité des forêts à s’adapter à de nouveaux environnements reste très incertaine. Pour maintenir les fonctions et services écosystémiques essentiels, il est nécessaire de développer des recherches ciblées et des validations sur le terrain afin de produire des connaissances actionnables et de guider la gestion forestière vers des stratégies potentiellement transformatrices, capables de repenser fondamentalement la dynamique et le fonctionnement des systèmes forestiers à l’échelle du paysage.
Au cours des dernières décennies, la recherche forestière a considérablement amélioré notre compréhension des impacts du changement climatique sur les arbres et les écosystèmes forestiers. Nous avons notamment progressé dans la modélisation de la distribution des espèces et de leurs limites d’adaptation, dans la compréhension des perturbations et dans le développement de mesures d’adaptation ou de mitigation. Cependant, de nombreux aspects restent encore largement méconnus, tels que les interactions complexes entre arbres, végétation, sols et faune, les changements non linéaires des écosystèmes, le rôle de la biodiversité à différentes échelles, le comportement des systèmes perturbés ou instables, ainsi que les liens avec d’autres systèmes.
Présentement, les interventions humaines visant à adapter les forêts aux nouvelles conditions climatiques restent controversées, et ce pour plusieurs raisons :
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Une compréhension systémique incomplète des effets du changement climatique et de l’adaptation à la fois aux niveaux biologique et socio-économique;
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Un manque d’engagement collaboratif entre acteurs biophysiques, sociaux et économiques pour définir les objectifs de gestion et les services écosystémiques souhaités;
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Une intégration insuffisante des données d’observation et des modèles pour produire des prévisions utilisables et communiquer sur les impacts et stratégies d’adaptation;
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Une connaissance limitée des interactions entre changement climatique, gestion adaptative et déclin mondial de la biodiversité;
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Un déséquilibre dans l’étude des biomes forestiers, avec une concentration d’études dans les régions nordiques et une faible connaissance des écosystèmes du sud.
Pour répondre à ces défis, il est essentiel de développer des approches innovantes qui reconnaissent le rôle central des trois composantes d’un système socioécologique (environnement, société et gouvernance-économie), et ce, à toutes les échelles, du local au paysage (Figure 1).

L’intersection de ces trois composantes représente l’espace des laboratoires vivants, où se construisent des approches collaboratives d’adaptation. Consultez l’encart de définitions pour les termes scientifiques de cette figure.
Définitions
Laboratoire vivant (ou Living Lab) : espace réel où la recherche, l’expérimentation et l’innovation se font directement sur le terrain, en interaction avec les acteurs concernés (chercheurs, gestionnaires, communautés, entreprises), pour tester et développer des solutions concrètes.
Résilience : capacité des forêts et des agroforêts à résister aux perturbations (comme les sécheresses, les incendies, les maladies ou les tempêtes), à se rétablir après ces évènements, et à continuer à fournir leurs fonctions essentielles (production de bois, alimentation, habitat pour la biodiversité, stockage de carbone, services aux communautés humaines).
Gestion adaptative : mesures pour aider les écosystèmes à s’adapter à de nouvelles conditions environnementales ou à mitiger les effets négatifs de ces dernières, tout en préservant l’utilité des écosystèmes pour les humains (ex. : culture des arbres, planification des forêts).
Adaptation naturelle : processus naturels permettant aux populations d’organismes vivants de continuer à survivre et à se reproduire dans de nouvelles conditions environnementales.
Laboratoires vivants : innover pour la biodiversité et la résilience
Les laboratoires vivants (Living Labs) sont des systèmes d’innovation ouverts, ancrés dans des contextes forestiers réels et centrés sur l’usager. Fondés sur la science et la co-création, ils visent à développer des approches innovantes et des connaissances actionnables, tout en favorisant une gestion adaptative et participative des ressources forestières. Ils se distinguent par plusieurs caractéristiques essentielles : la mobilisation de parties prenantes issues des sphères publique, privée et citoyenne, l’implication active des utilisateurs finaux, la co-création de solutions, l’utilisation d’approches méthodologiques variées et un fort ancrage dans des situations concrètes (Figure 2). Dans la pratique, les laboratoires vivants offrent un environnement pour tester des idées, construire et partager de nouvelles approches, et renforcer l’appropriation des résultats par les acteurs. La co-création de connaissances entre chercheurs, gestionnaires forestiers, communautés locales et usagers, puis leur traduction en protocoles expérimentaux, facilite l’acquisition de données sur le terrain et alimente des démarches de gestion adaptative.

Les données scientifiques, recueillies par des capteurs installés sur les arbres, se combinent aux données du terrain, apportées par les acteurs locaux. Ces informations sont intégrées en temps réel, permettant la co- construction des connaissances entre citoyens, scientifiques, acteurs locaux et pouvoirs publics. Cette démarche collaborative conduit à l’élaboration collective de solutions d’adaptation aux enjeux climatiques et sociétaux.
En mobilisant à la fois des expertises locales et interdisciplinaires, et en intégrant des mécanismes de rétroaction, les laboratoires vivants répondent aux besoins spécifiques des communautés tout en mettant l’accent sur la durabilité et la résilience. Un laboratoire vivant forestier constitue ainsi une plateforme d’apprentissage dynamique et évolutive, qui favorise l’innovation ascendante et la diffusion rapide des meilleures pratiques. En réunissant scientifiques et parties prenantes autour d’une vision commune, il soutient l’amélioration continue des solutions mises en œuvre et contribue à la durabilité à long terme des écosystèmes forestiers et agroforestiers.
CRAAFT (Climate-Ready and Adapted Agroforest and ForesTs), un réseau pour des forêts durables
Au printemps 2025, l’IUFRO a lancé la task force Forest Living Labs for Sustainable Climate Adaptation (FORLIVS – voir les références) pour donner naissance et structurer le premier réseau international de laboratoires vivants forestiers et agroforestiers nommé CRAAFT (Climate-Ready and Adapted Agroforest and ForesTs). Le réseau CRAAFT couvre l’ensemble des socioécosystèmes forestiers et agroforestiers, qu’ils soient gérés ou non, régénérés naturellement ou plantés, de tailles variées, en peuplements purs, mélangés ou intégrés à des cultures ou de l’élevage. Ses objectifs clés sont de développer des outils intégratifs et des approches durables pour soutenir la communauté scientifique mondiale dans l’adaptation au changement climatique. Cela inclut la facilitation de la collaboration internationale, l’amélioration de la collecte et du partage de données, la diffusion d’outils d’analyse et d’aide à la décision, et l’optimisation du transfert des résultats vers les parties prenantes (Figure 3).
Ce projet de portée mondiale repose plus précisément sur quatre piliers : 1. améliorer les connaissances, 2. étudier les mécanismes de rétroaction, 3. développer des cadres et outils conceptuels et opérationnels, et 4. renforcer les prévisions (Figure 3). Il vise à approfondir la compréhension des interactions entre forêt, climat et mécanismes naturels d’adaptation des espèces forestières et agroforestières, tout en améliorant la surveillance et le partage des données. Un volet étudiera les rétroactions entre adaptation au changement climatique et stratégies de prévention de la mortalité à grande échelle. Des cadres innovants seront élaborés pour favoriser la collaboration entre acteurs socioécologiques et l’adoption de solutions d’adaptation efficaces, inclusives et consensuelles. Enfin, le projet améliorera la précision et la pertinence des modèles prédictifs et des outils de prise de décision, en intégrant des environnements de simulation multimodèles autoapprenants et pilotés par l’intelligence artificielle.

Conclusion
La mise en place du premier réseau international de laboratoires vivants forestiers et agroforestiers constitue une opportunité majeure pour renforcer la recherche, l’innovation et la gestion durable des forêts et agroforêts. En favorisant échanges, communication, formation et partage d’idées, d’approches et de résultats, ce réseau permettra de mieux comprendre les défis auxquels ces écosystèmes sont confrontés à l’échelle mondiale. De plus, en agissant d’une seule voix pour influencer les politiques internationales, il assurera une représentation efficace et un accès direct aux décideurs et forums internationaux, favorisant ainsi la durabilité et l’adaptation des forêts face au changement climatique.
Pour en savoir plus
Consultez la note de concept du réseau CRAAFT
Consultez la page Web de la task force IUFRO – FORLIVS
Consultez les profils des chercheurs et leurs autres publications :
Communiquez avec l’auteur, Claire Depardieu :


