Le frêne noir au-delà des frontières : Science et collaboration pour l’adaptation et la conservation de l’espèce
Lyne Touchette, ing.f., M. Sc. Nathalie Isabel, Ph. D. Véronique Maltais, M. Sc. Ressources naturelles Canada, Service canadien des forêts, Centre de foresterie des Laurentides
Jardin commun de frêne noir de Pintendre (Lévis, Québec)
Les forêts nord-américaines sont soumises à des pressions croissantes liées aux changements climatiques et à l’expansion d’espèces exotiques envahissantes. L’agrile du frêne a fortement réduit les populations de frêne noir, une espèce clé des milieux humides et riverains. Afin d’appuyer les stratégies de conservation de l’espèce, des scientifiques souhaitent étudier leur capacité d’adaptation et leur résistance par la mise en place de jardins communs via un projet transfrontalier Canada-États-Unis.
Le frêne noir : une essence forestière emblématique menacée
Le frêne noir (Fraxinus nigra) est une essence feuillue typique des forêts humides de l’est de l’Amérique du Nord. Présent au Canada, de l’est du Manitoba jusqu’à la côte ouest de Terre-Neuve, et dans le nord-est des États-Unis, on le trouve principalement dans les plaines inondables, le long des rivières et dans les zones marécageuses. Il joue un rôle écologique important dans la stabilisation des berges et dans le maintien de la biodiversité associée à ces habitats. Le frêne noir revêt une importance culturelle et traditionnelle pour plusieurs Premières Nations qui l’utilisent notamment pour la vannerie et la fabrication d’objets artisanaux. Sur le plan économique, le bois de frêne noir est apprécié pour sa souplesse et ses usages en ébénisterie. Depuis deux décennies, cette espèce est confrontée à deux grandes menaces : les changements climatiques et l’agrile du frêne (Agrilus planipennis), un insecte envahissant originaire d’Asie. L’agrile du frêne, détecté pour la première fois en Amérique du Nord au début des années 2000, a contribué à décimer des populations de frêne dans l’est du continent. L’insecte pond ses œufs sous l’écorce et les larves se nourrissent du cambium, interrompant la circulation de la sève et entraînant la mort de l’arbre en quelques années. En raison de ce déclin rapide, le frêne noir a été classé comme espèce en danger critique d’extinction sur la liste rouge de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) en 2017. De plus, en 2018, il a été désigné comme espèce menacée par le Comité sur la situation des espèces en péril au Canada (COSEPAC).
Une lueur d’espoir
Dans certaines zones largement touchées par l’agrile du frêne, des frênes de Pennsylvanie (Fraxinus pennsylvanica) ont survécu malgré la forte mortalité environnante. Ces individus, qualifiés de frênes résilients (lingering ash), présentent des signes de résistance partielle naturelle à l’insecte. Leur observation a soulevé un espoir considérable : et si cette résistance pouvait être transmise à leurs descendants?
Des études menées par la chercheuse Jennifer Koch (US Forest Service, Ohio, États-Unis) chez les espèces nord-américaines de frênes, incluant le frêne noir, ont démontré que cette résistance est bien héréditaire, ouvrant ainsi la voie au développement de populations plus résistantes à l’agrile. Toutefois, pour s’assurer de la survie et de la pérennité de l’espèce dans un contexte de changements climatiques, la résistance seule ne suffit pas. Il faut également prendre en compte la capacité des frênes à croître et à se reproduire dans différentes conditions climatiques et édaphiques.
Les approches récentes en génomique forestière permettent de combiner ces objectifs dans les stratégies de conservation et de restauration. Une approche centrée sur l’arbre, une vision plus intégrée, marque un changement de paradigme : au lieu de se concentrer uniquement sur la lutte contre les ravageurs, on travaille à renforcer la capacité globale de l’arbre à faire face à un environnement changeant.
Une première étape : inventorier la diversité génétique avant qu’il ne soit trop tard
La mise en place de stratégies efficaces de conservation et de restauration du frêne noir commence par une étape incontournable : dresser un portrait global du patrimoine génétique actuel de l’espèce qui inclut la diversité neutre ainsi que la diversité adaptative. La diversité neutre reflète l’histoire évolutive et la connectivité entre les populations, et elle contribue au potentiel évolutif de l’espèce. La diversité adaptative, quant à elle, correspond aux gènes qui influencent la capacité des populations à faire face aux conditions environnementales, comme le climat ou les ravageurs. En effet, chaque population a développé au fil du temps des caractéristiques propres pour s’adapter à son environnement local. Ensemble, ces deux composantes du patrimoine génétique fournissent les bases nécessaires à la conservation et à l’adaptation future du frêne noir.
Inventorier la diversité génétique à l’échelle du continent est un travail d’envergure qui dépasse les capacités d’un seul organisme. En effet, de chaque côté de la frontière, depuis une dizaine d’années, une vaste campagne d’échantillonnage de feuilles de frêne noir a mobilisé de nombreux collaborateurs, notamment des chercheurs, étudiants, techniciens, biologistes, forestiers et communautés autochtones, pour parcourir l’aire de répartition du frêne noir. Grâce à ces efforts, il a été possible de rassembler une collection unique (Figure 1). Au Canada, le Centre national des semences forestières (CNSF) du Service canadien des forêts de Ressources naturelles Canada a coordonné des collectes jumelées de feuilles et de semences, permettant de développer une banque de ressources génétiques.
À ce jour, l’ADN de près de 1 200 arbres a été extrait à partir de feuilles séchées. Ces données sont actuellement analysées dans le cadre d’un projet CRSNG Alliance codirigé par des chercheurs de l’Université du Québec en Outaouais (UQO), du Service canadien des forêts (SCF) et de la Pennsylvania State University (PSU), cofinancé par l’Initiative de recherche et développement en génomique (IRDG). Cette base de données de référence constitue une ressource précieuse pour comprendre la diversité génétique et la connectivité entre les populations. Elle sert de point de départ pour cibler les zones prioritaires pour de futures collectes de semences.

Les jardins communs : une collection vivante
Dresser le portrait de la diversité génétique n’est que la première étape. Pour élaborer des stratégies efficaces de conservation, il faut préserver cette diversité et aussi évaluer la diversité adaptative dans des conditions environnementales comparables. Les jardins communs, véritables collections vivantes, offrent cette possibilité. Contrairement à une plantation forestière classique, un jardin commun est un dispositif expérimental où l’on plante côte à côte des arbres provenant de différentes régions ou populations, de manière aléatoire et répétée, afin d’étudier leur phénotype (l’ensemble des caractères observables d’un organisme) et leur performance dans un même environnement. Cette approche permet de distinguer ce qui relève de la génétique de ce qui relève des conditions environnementales.
Unir nos efforts face à des menaces sans frontière
Afin de mieux comprendre la capacité d’adaptation du frêne noir et d’identifier des individus naturellement résistants à l’agrile du frêne, un projet de jardins communs transfrontaliers a vu le jour, réunissant des partenaires du Canada et des États-Unis. Cette initiative, financée entre autres par The Nature Conservancy et le SCF, est menée par la professeure associée Jill Hamilton de la PSU, l’étudiante au doctorat Kyra LoPiccolo (PSU) et la chercheuse Nathalie Isabel du SCF.
Le projet s’appuie sur des semences collectées au cours de la dernière décennie, grâce à la collaboration du CNSF, du USDA Forest Service et de la PSU. Ces semences proviennent de plus de 350 arbres-mères (familles), répartis sur une cinquantaine de provenances (localités) couvrant une grande partie de l’aire de répartition nord-américaine du frêne noir.

La stratification des semences, qui consiste à soumettre les graines à des périodes prolongées de froid et d’humidité afin de lever leur dormance et favoriser leur germination, s’est déroulée de mai 2023 à avril 2024. Les semences ont ensuite été mises en germination en Pennsylvanie au mois d’avril 2024. Les plants issus de ces semences, âgés d’environ un an (Figure 2), ont permis d’établir trois dispositifs expérimentaux à des emplacements stratégiques : State College (Pennsylvanie), Syracuse (New York) et Pintendre (Québec) (Figure 3). Ces sites couvrent ensemble un gradient climatique, un gradient de précipitations et un gradient latitudinal qui sont représentatifs de l’aire de distribution de l’espèce. Les jeunes plants ont été mis en terre au printemps 2025, en mai pour les sites de Pennsylvanie et de New York, et en juin pour celui de Québec (Figure 4). À noter que toutes les mesures phytosanitaires ont été respectées et les permis requis ont été obtenus afin d’assurer le transfert sécuritaire des semences et le transport des plants de part et d’autre de la frontière.
Le jardin commun de Syracuse, plus petit, accueille un sous-ensemble de provenances et d’arbres-mères (163 familles), tandis que les dispositifs de Pintendre et de State College regroupent des descendants de l’ensemble des provenances sélectionnées (350 familles).


Le jardin commun de Pintendre
Le troisième jardin commun de frêne noir a été aménagé à Pintendre dans la province de Québec, sur un terrain de l’Université Laval. Il s’agit d’un dispositif d’environ 350 mètres de long sur 80 mètres de large, soit une superficie équivalente à plus de 5 terrains de football.

Ce jardin commun rassemble une collection vivante de plus de 3 250 frênes noirs (Figure 5). Sur le terrain, le dispositif est divisé en 8 blocs rectangulaires. Dans chacun de ces blocs, on retrouve au moins un descendant de chaque arbre-mère, ce qui garantit que tous les arbres-mères sont représentés à plusieurs reprises dans le dispositif. En d’autres mots, chaque arbre-mère possède minimalement 8 descendants plantés dans l’ensemble du dispositif. Les descendants, qui sont en fait des demi-frères ou demi-sœurs, sont disposés de façon aléatoire dans les blocs, grâce à la randomisation, afin de limiter l’influence des différences locales de sol ou d’humidité. Les semis ont été plantés avec un espacement de 2,5 m.
La première année du projet est surtout consacrée à la plantation, à la fertilisation et à l’entretien du site pour maximiser la survie des plants. Les jeunes frênes ont toutefois dû faire face à quelques défis : un choc de transplantation, un sol avec effet de battance, des attaques de rongeurs, des périodes plus sèches et des pluies diluviennes.
Un laboratoire à ciel ouvert pour les générations futures
Les jardins communs de frêne noir constituent un véritable laboratoire à ciel ouvert. Ils offrent une occasion unique de suivre, sur plusieurs années, l’évolution de milliers de jeunes arbres issus de différentes régions de l’aire de distribution de l’espèce. Cela permettra de caractériser la diversité adaptative du frêne noir et d’évaluer sa capacité d’adaptation en comparant la performance de différentes populations pour certains traits fonctionnels dans les conditions locales de chaque jardin commun par rapport à leur lieu d’origine.
Ainsi, dans ces dispositifs, des mesures directes de hauteur des tiges seront prises régulièrement, de même que le diamètre à hauteur de poitrine dans les mesurages futurs. La survie et la vigueur des plants seront également évaluées. De plus, des suivis de la phénologie seront effectués, notamment la date d’ouverture des bourgeons au printemps et la sénescence des feuilles à l’automne. La phénologie des bourgeons et des feuilles est en lien avec l’adaptation locale. La résistance aux stress fera également l’objet d’un suivi attentif, notamment face aux épisodes de gel tardif au printemps, qui pourraient poser problème pour les populations provenant de régions plus au sud ou à l’ouest, comme celles du Wisconsin déplacées à Pintendre. Les épisodes de sécheresse, ou plus tard, d’attaques de l’agrile du frêne seront également suivis.
Ces données seront complétées par des mesures de divers paramètres écophysiologiques en utilisant des outils technologiques de pointe. La télédétection, incluant des vols de drones équipés de capteurs hyperspectraux, permettra de suivre la santé des plants à grande échelle et de détecter précocement des signes de stress invisibles à l’œil nu. L’acquisition de données LiDAR (cartographie laser 3D) fournira par ailleurs des informations fines sur la structure de la canopée et la dynamique de croissance.
En parallèle, l’étude du microbiome associé aux racines et aux feuilles renseignera sur la manière dont les communautés microbiennes sont influencées par la provenance génétique des arbres et par les conditions locales (site). Cette information est particulièrement importante si des populations doivent être déplacées pour s’adapter aux futures conditions climatiques. La culture in vitro (culture de tissus) de frêne constituera une méthode complémentaire pour conserver du matériel génétique rare ou développer des lignées présentant un intérêt particulier.
Au-delà du cas du frêne noir, ces dispositifs serviront à développer et tester des méthodes adaptées aux essences feuillues. Jusqu’ici, de nombreux protocoles expérimentaux ont surtout été conçus pour les conifères, essences commerciales, mais ces jardins communs permettront d’élargir et d’adapter ces approches à des espèces feuillues d’importance écologique et culturelle comme le frêne noir.
Enfin, la mise en place de ce réseau transfrontalier représente un exemple concret de collaboration scientifique entre le Canada et les États-Unis. En réunissant expertises et ressources, il deviendra possible de développer des approches harmonisées et de répondre plus efficacement à des problématiques forestières qui dépassent les frontières.


