La Boréalie en feu
Benoit Michaud, techn. forest., Ex-président de l’Association forestière de Lanaudière et de Ressources forestières biotiques
Bien que toute la population canadienne, encore cette année, soit concernée par les panaches de particules au-dessus de sa tête et surtout par les conséquences sur la santé qu’ils engendrent, aux premières loges se trouvent nos communautés forestières installées au coeur de ces territoires de plus en plus vulnérables. Nos régions devront composer avec cette nouvelle réalité. À peine relevée de ces perturbations catastrophiques, toute la filière forestière se réveille les yeux bouffis et la gorge éraillée. L’ère du pyrocène a sonné.
Les feux de 2023 ont bouleversé les régions du Québec. Ce sont pratiquement 3 % de toute la superficie forestière qui a brûlé : 4,2 millions d’hectares, dont 1,1 million en zone de forêts dites productives, soit l’équivalent de 23 fois l’île de Montréal. En quelques mois, plus de superficies se sont volatilisées en fumée que pendant les vingt années précédentes réunies. On estime qu’il en a coûté 8 milliards de dollars à la société québécoise en pertes et en frais de tous genres. Du jamais vu.
Que ferons-nous dorénavant pour faire face à la menace de cette foudre pyromane?
Depuis plus d’une décennie, de nombreux scientifiques se penchent non seulement sur les causes, mais aussi sur les conséquences des feux de grande envergure sur nos écosystèmes forestiers.
Non contents de ces constats, nos écologistes, ingénieurs forestiers, biologistes et autres météorologues dédiés au phénomène tentent de soumettre à l’épreuve du temps des initiatives d’adaptation aux feux et d’atténuation des risques causés par les changements climatiques.
Christian Messier, ingénieur forestier, professeur d’écologie forestière à l’Université du Québec à Montréal et à l’Université du Québec en Outaouais, et titulaire de la Chaire du Canada sur la résilience des forêts face aux changements globaux, prône même un « Plan Marshall » que devrait adopter le Québec afin d’instaurer des actions immédiates et coordonnées sur les territoires les plus vulnérables en forêt boréale. Avant même la série de feux dévastateurs de l’été 2023, il avançait l’idée de procéder notamment à la migration assistée d’espèces adaptées aux conditions biotiques et abiotiques de la forêt boréale dans un contexte de changements globaux. Nous savons maintenant que les zones nordiques sont soumises à des hausses radicales des températures et des variations intenses du régime de précipitations. Avec une augmentation moyenne des températures frôlant les 3,5 degrés Celsius et des épisodes de sécheresses accrues, les forêts dominées par les épinettes blanches et noires, les pins gris et les sapins baumiers prêtent le flanc à des incendies ravageurs de plus en plus fréquents.
Pour pallier cette inévitable tendance, Christian Messier ainsi que de nombreux autres chercheurs et praticiens forestiers sont d’avis qu’il faut diversifier les espèces à introduire dans les terrains brûlés et même dans nos superficies sous aménagement intensif. En effet, cette approche vise à aider les espèces d’arbres incapables de se déplacer à un rythme aussi rapide que l’évolution du climat favorable vers le nord. Les arbres, qui sont des organismes sédentaires, dépendent de la dispersion des graines pour se déplacer. De plus, dans les zones de transition limitrophes à leur niche écologique, appelées écotones, la compétition interspécifique rend leur progression difficile. Or, avec la rapidité des hausses de température anticipées, des familles de feuillus telles que les érables et les chênes ou même les bouleaux et les peupliers provenant des milieux plus tempérés nécessiteront un coup de main pour s’implanter dans les terrains plus nordiques mal régénérés.
Les grandes ouvertures créées suite aux incendies offrent des sites propices à l’établissement, par plantation ou ensemencement aérien, d’espèces arboricoles mieux adaptées aux conditions climatiques futures, en particulier dans les zones où la régénération naturelle est incertaine. Par ailleurs, les vagues de chaleur plus fréquentes combinées à des couvertures neigeuses moins longues engendreront des sécheresses prolongées. Ce climat contribuera à la mortalité des arbres mésadaptés à ces nouvelles conditions nordiques augmentant ainsi la quantité de combustible disponible.
Afin d’atténuer la perte de territoires forestiers à long terme, il est permis de croire à la mixité des espèces arboricoles en introduisant des feuillus avec des conifères pour pallier à la sévérité des incendies de forêt futurs tout en favorisant une biodiversité accrue. Toutefois, la nature des sols pourrait être un enjeu de taille à l’établissement de certaines espèces. Les chênes, les pins blanc et rouge s’inscrivent comme des alternatives de résistance en raison de leur tolérance à la sécheresse, aux sols pauvres en nutriments et aux perturbations causées par le feu.
Aussi, la capacité actuelle de production de semences serait actuellement insuffisante pour soutenir la mise en œuvre à grande échelle d’une telle stratégie, en particulier pour les espèces situées en dehors de leur aire de répartition historique. En outre, si elle s’impose comme prometteuse, la migration assistée devra toutefois se livrer à des essais prudents et encadrés avant de s’avérer raisonnable autant qu’indispensable. Elle est néanmoins une réponse potentielle aux défis que posent les incendies de forêt pour le maintien de forêts productives. Ce n’est cependant qu’une des mesures sur lesquelles planche la communauté scientifique.
Parmi le panier d’interventions sylvicoles à grande échelle, des prélèvements partiels peuvent diminuer le risque que le brasier enflamme la forêt entière. En procédant de la sorte, les résidus de coupe s’amoindrissent, la luminosité au sol s’affaiblit et le stress hydrique se relâche. Contrairement aux vastes étendues résultant des coupes avec protection de la régénération et des sols (CPRS), victimes de ces feux roulants lorsqu’ils se déchaînent avec tout le combustible sec gisant sur le parterre de coupes, les peuplements éclaircis maintiennent leur vulnérabilité aux feux de cimes à l’écart. Ainsi, la production de cônes des épinettes noires, des sapins baumiers et des pins gris assurerait leur régénération adjacente et dans certaines conditions, il serait souhaitable d’introduire des espèces décidues dans les ouvertures. Du même coup, l’effet de mixité créerait des écosystèmes plus résilients aux perturbations naturelles exacerbées par les changements climatiques.

Le stress hydrique apparaît sur le radar de certains chercheurs comme Jean-François Boucher, Ph. D., professeur à l’Université du Québec à Chicoutimi. En entrevue, il nous invite à remarquer que les feux annuels couvrent jusqu’à 3 % des superficies forestières alors que les épisodes de sécheresse intenses et répétés s’abattent sur la quasi-totalité des forêts boréales. En plus de créer des conditions propices aux feux, la survie des semis de résineux deviendra précaire et accentuera la perte de superficies de forêts denses notamment celles d’épinettes noires et de pins gris à long terme. Déjà, les landes dépourvues de régénération après incendies augmentent et modifient le territoire, diminuant peu à peu la possibilité de récolte forestière globale. C’est pour cette raison qu’il soutient lui aussi avec conviction qu’il faut investir davantage en sylviculture de prévention et d’atténuation des risques.
Dans cette perspective, le docteur Boucher prône plusieurs mesures. Tout d’abord, il faut, selon lui, se doter d’une gouvernance plus agile et d’une planification des interventions en meilleure adéquation avec les avancées scientifiques récentes pour mieux s’adapter aux changements climatiques. Ensuite, en matière de prévention, la migration assistée des espèces particulièrement moins vulnérables aux feux et favorisant la mixité des peuplements futurs deviendra nécessaire. Également, la gestion des combustibles laissés sur les parterres de coupe et les matières résiduelles non utilisées par l’industrie doivent être étudiées davantage. Il note d’ailleurs que les pays scandinaves ont déjà amorcé ce virage.
Enfin, les mesures d’atténuation, selon M. Boucher, comprennent notre rapidité à répondre aux catastrophes tant pour les feux que pour les épidémies en récupérant promptement les stocks de bois avant leur dépérissement les rendant inutilisables. Du même souffle, il ne faut pas tarder à réaménager ces territoires en perdition par les nouvelles approches sylvicoles citées plus haut.
Une autre mesure d’atténuation en plein essor soulignée par Jean-François Boucher consiste à augmenter la séquestration du carbone par une plus grande consommation de bois de charpente en délaissant les produits de l’acier ou du béton et en misant moins sur la transformation de produits aux cycles de vie plus courts comme le papier fin ou les mouchoirs par exemple. Il faut saluer le fait que le code du bâtiment du Québec vient récemment d’être amendé pour permettre la construction d’édifices en bois pouvant comprendre jusqu’à 18 étages.
Puis, en diversifiant progressivement le paysage forestier nordique, l’industrie forestière devra s’adapter aux matières premières disponibles. L’innovation menant à la création de produits structuraux de qualité avec des feuillus demeure un défi stimulant autant que nécessaire.
Le rôle de l’État n’est pas en reste. Il apparaît incontournable de soutenir les efforts de résilience proposés par un investissement à la hauteur des besoins. Autrement, la facture découlant de la progression des incendies forestiers au cours des prochaines années risque de dépasser l’entendement. Considérons les records de 2023 comme un signal d’alarme à ne pas ignorer. Sur le plan strictement économique, les pertes ont été majeures. Des communautés éprouvées et coincées ont dû être déplacées. Le secteur forestier doit rebondir et se redéfinir malgré l’adversité. Plutôt que subir les conséquences catastrophiques d’une probable répétition à court terme, il faudra véritablement intervenir en amont afin de juguler le sort. Ainsi, les gouvernements de toutes les provinces et Ottawa devront sans tarder prévenir plutôt que panser et guérir. Les États doivent appuyer la recherche qui apporte des solutions potentielles prometteuses. Profitons du momentum de la réforme du régime forestier au Québec pour amorcer cette mobilisation. C’est toute la société qui en retirera les bénéfices.
« Cette nouvelle approche de gestion forestière dite "d’adaptation et de résilience" doit passer par une modification de la réglementation encadrant leur gestion au Québec : la coupe et l’aménagement forestier devraient prioritairement être utilisés pour maximiser la diversité des espèces selon leur capacité à résister et répondre favorablement aux différentes perturbations, suivant le principe de diversification fonctionnelle, sans trop se soucier de l’utilisation commerciale de ces espèces lorsqu’elles deviendront matures dans 50 à 100 ans ». Christian Messier, La Presse, 9 juin 2023
Les Premières Nations dans les processus décisionnels doivent faire autorité
Les sociétés de protection des feux à travers le Canada, telles que la SOPFEU du Québec, démontrent de l’intérêt pour intégrer progressivement les savoirs des Premières Nations dans leur stratégie d’intervention préventive. Connue sous le vocable de brûlage dirigé et culturel, cette pratique ancestrale a pour but de protéger les communautés des feux de provenance naturelle tout en favorisant la régénération des strates arbustives productrices de petits fruits tels que bleuets, framboises ou chicoutés.
Ce savoir autochtone non seulement doit-il être mis à profit, mais il revient à ces communautés ancrées dans le territoire de participer à la gestion proactive, et ce, pour la prévention des incendies et pour la lutte contre les feux de forêt. Elles doivent en définitive prendre part aux décisions en fonction de leurs valeurs culturelles et écologiques.
Bien qu’il existe un scepticisme concernant les bénéfices que suscitent ces techniques dans un climat plus sec et plus chaud qu’auparavant, cette approche holistique mérite d’être considérée par l’ensemble des acteurs. Cela est d’autant plus important puisque les peuples autochtones supportent de manière disproportionnée le poids des conséquences des évacuations, des perturbations de leurs territoires et des autres effets néfastes sur leur mode de vie.
De l’inquiétude se forge l’inspiration
Enfin, nous disposons aujourd’hui de puissants outils technologiques pour mieux évaluer les risques d’incendie et pour mieux planifier les aménagements forestiers susceptibles de minimiser les effets des feux sur les écosystèmes. Drones, télédétection satellitaire, cartographie dynamique et autres dispositifs de prises de données du terrain transmises en temps réel transforment notre capacité à intervenir avec plus d’agilité que jamais.
Le monde forestier ancré dans ses habitudes confortables demeure prudent, parfois conservateur et réfractaire aux changements. Le secteur industriel, malmené de toutes parts par des barrières aux exportations, la pénurie de main-d’œuvre qualifiée, la bureaucratie interminable et maintenant, par des approvisionnements incertains à l’horizon, se fragilise. Il n’a pas de répit. Pourtant, en s’associant davantage avec les scientifiques, les Premières Nations et les communautés siégeant au cœur de la forêt, les industriels en foresterie gagneront en souplesse et en maîtrise des bouleversements auxquels tous feront face.
Le temps est venu de réfléchir autrement, d’innover et d’user de créativité pour infléchir, sinon ralentir la menace climatique sur les forêts de demain.
Pour en savoir plus
Consultez les références de l’article :
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https://esajournals.onlinelibrary.wiley.com/doi/epdf/10.1002/ecs2.2022
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https://link.springer.com/chapter/10.1007/978-3-031-15988-6_16
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https://onlinelibrary.wiley.com/doi/10.1111/j.1365-2699.2004.01128.x
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https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/2006127/feux-foret-boreale-probleme-regeneration
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https://www.lapresse.ca/debats/opinions/2023-06-09/pourquoi-pas-un-plan-marshall-pour-nos-forets.php


