Lors d’une marche en forêt, avez-vous déjà remarqué une quantité phénoménale de chenilles qui semble tomber du ciel? En revenant quelques semaines plus tard, vous aurez sûrement remarqué que les arbres n’avaient presque plus de feuilles, comme si on se trouvait à la fin de l’automne, mais au mois de juin! Le coupable est peut-être la livrée des forêts, une petite chenille qui, en grand nombre, peut causer de grands ravages.
Les épidémies de la livrée des forêts sont des phénomènes récurrents dans le paysage forestier québécois. À chaque 10 ans, ces chenilles grégaires émergent en très grand nombre. À un niveau épidémique, cette émergence a le potentiel de créer un bon nombre d’impacts dans l’écosystème forestier où ces colonies sont installées. Par leur statut d’herbivore, ces chenilles consomment les feuilles de leur hôte : des essences feuillues. Cependant, l’essence qui prend le plus de place dans leur diète dépend de la région où les chenilles se trouvent. Au Québec, les deux principaux hôtes de la livrée des forêts sont le peuplier faux-tremble et l’érable à sucre. Dans le cadre du réchauffement climatique actuel, la présence de la livrée des forêts pourrait devenir de plus en plus fréquente dans nos forêts, mais aussi de plus en plus imprévisible.
Mais en quoi cela peut-il affecter l’aménagement forestier? Au Québec, quand on pense à la gestion des forêts au regard des perturbations naturelles, on pense généralement au feu. Cependant, les insectes peuvent aussi affecter de vastes pans des écosystèmes forestiers. Les insectes ravageurs sont souvent considérés dans les pratiques d’aménagement lors d’une épidémie ou à la suite de celle-ci, mais plus rarement en prévention, surtout pour un insecte comme la livrée des forêts dont les phases épidémiques ne sévissent ni chaque année ni partout en même temps sur le territoire. De plus, la dynamique des épidémies n’est pas très bien comprise. C’est dans cette optique que notre groupe de recherche se pose des questions sur les multiples interactions qui résultent de la défoliation causée par la livrée des forêts. Ces questions sont essentielles lorsqu’on essaie d’évoluer dans un cadre de gestion écosystémique des forêts.
Bien que la livrée des forêts ne soit pas le plus grand ravageur forestier, comparativement à la tordeuse des bourgeons de l’épinette, elle peut quand même affecter la santé et la croissance des arbres dont elle se nourrit. La perte de toutes ses feuilles affecte directement l’arbre, car il perd une bonne partie de sa capacité à faire de la photosynthèse. Parce que ce processus est essentiel à la survie de l’arbre, il devient important pour lui de remettre beaucoup d’énergie à créer de nouvelles feuilles. Cette réaction laisse beaucoup moins d’énergie disponible pour d’autres fonctions qui l’aident à survivre. Par exemple, cela peut inclure la production des composés qui permettent la résistance au froid durant l’hiver, à la protection contre d’autres attaques (telles que des pathogènes) ou à la protection contre la sécheresse. Donc, la défoliation causée par la livrée des forêts rend l’arbre plus vulnérable à d’autres sources de mortalité et elle ralentit beaucoup la croissance des arbres et par conséquent la productivité forestière.
Par ailleurs, la défoliation peut avoir un impact non seulement sur l’arbre défolié, mais également sur l’écosystème dans lequel il se trouve (voir le schéma). Par exemple, lors de la défoliation (1) et (2), les chenilles favorisent la remise en circulation des nutriments (3). Cette remise en circulation peut s’opérer selon plusieurs mécanismes. Par exemple, comme les chenilles mangent d’énormes quantités de nourritures, leurs excréments contiennent aussi une grande quantité de nutriments. Ces excréments sont riches en azote qui, une fois devenu disponible dans le sol, permet aux plantes de les incorporer et de croître plus vite. Les épidémies peuvent aussi augmenter l’apport et la qualité de la matière organique (4) avec une chute de mues et de cadavres de livrée. Les nutriments peuvent aussi s’échapper par de simples morceaux de feuilles qui tombent (5). Il peut aussi y avoir ce qu’on appelle le « pluviolessivat » signifiant que les nutriments qui se trouvent à la surface des feuilles ou des tiges peuvent atteindre le sol lors des événements de précipitation.
En observant comment les épidémies de la livrée des forêts influencent la quantité et la qualité des feuilles des arbres et entrainent l’ajout de nutriments dans le sol, notre équipe cherche à comprendre comment ce phénomène pourrait influencer la faune du sol, notamment les collemboles (6). Ces minuscules êtres vivants sont au cœur des processus et du fonctionnement de nos écosystèmes. Vous les avez déjà croisés, mais compte tenu de leur petite taille (quelques millimètres), vous ne les avez pas remarqués. Ces organismes comptent parmi le groupe des microarthropodes les plus abondants et diversifiés dans le sol avec près de 9000 espèces décrites. Ils vivent en très grande densité dans la litière et les sols forestiers et sont aussi observés dans les troncs d’arbres et la canopée des arbres.
Les collemboles soutiennent plusieurs processus écosystémiques comme la décomposition de la matière organique. Toutefois, leur principal rôle réside dans la régulation des microorganismes du sol tels que les bactéries et champignons qui sont responsables de la décomposition de la matière et du recyclage des nutriments en majeure partie. Il a été montré que lorsqu’ils consomment les litières des feuilles, les racines et les débris ligneux en décomposition, les collemboles ingèrent des hyphes fongiques et des bactéries stimulant ainsi les communautés microbiennes du sol. Les collemboles facilitent aussi la création de microporosités dans le sol. La production d’excréments favorise quant à elle une bonne aération, infiltration et rétention de l’eau en limitant l’érosion et la lixiviation des éléments nutritifs du sol. Donc les collemboles font partie des acteurs qui participent à la santé des sols en rendant les nutriments disponibles pour la croissance des plantes (7). Les collemboles participent également à l’équilibre de la chaîne trophique, car ils peuvent être des proies pour de nombreux prédateurs comme les espèces d’araignées, de coléoptères et de fourmis.
Jusqu’à présent, notre équipe de recherche a collecté des échantillons de collemboles dans la litière et le sol de forêts défoliées d’Abitibi, plus précisément à la Forêt d’enseignement et de recherche du lac Duparquet (FERLD) afin d’étudier le lien entre ces deux organismes dont le connecteur est l’arbre. Les communautés du sol incluent plusieurs espèces de collemboles. Ainsi pour savoir quelles sont les espèces qui sont perturbées par la défoliation de la livrée des forêts, nous avons dénombré et identifié des communautés de collemboles récoltés.
Un autre apport de la défoliation par la livrée des forêts auquel on ne pense pas directement est le fait qu’elle permet aux jeunes arbres de mieux pousser. Oui, ça semble contre-intuitif. Cet apport de nutriments peut aider les jeunes arbres à grandir (7). Tous ces changements peuvent aussi influencer la succession forestière d’un peuplement et influencer la composition de ceux-ci. Notre étude n’a pas observé une grande différence en termes d’azote présent dans le sol une année après le plus haut point de l’épidémie. Mais ceci ne veut pas dire qu’aucun azote n’a été libéré dans le sol. Cela suggère plutôt que l’azote a été rapidement intégré par les organismes du sol.
L’action de la livrée des forêts permet aussi d’augmenter la quantité de lumière qui se rend jusqu’au sol (8). Dans une forêt mature, il y a généralement peu de lumière qui se rend au sol, car la canopée des arbres est assez dense. La plupart des branches tout en haut des arbres se touchent et laissent donc passer très peu de lumière. En consommant les feuilles de la canopée, les chenilles ouvrent celle-ci et laissent la lumière aller jusqu’au sol. Ceci a pour effet d’augmenter la température à cet endroit et donc d’accélérer certains processus de décomposition. La lumière elle-même donne une meilleure chance aux jeunes arbres de survivre en leur permettant de faire beaucoup plus de photosynthèse. Ceci fut le cas pour les jeunes pousses d’érable à sucre, hôte de la livrée, que nous avons observées en Outaouais. Dans les sites que nous avons étudiés, la densité de ces jeunes arbres a augmenté beaucoup plus qu’un de ses voisins, le hêtre à grandes dents. Cependant, les hêtres ont grandi beaucoup plus rapidement que les érables. Donc, les érables arrivent à prendre avantage de la lumière rapidement, mais ne sont pas capables de maintenir cet avantage. Ceci pourrait avoir un grand impact sur la succession dans l’écosystème et donc contribuer au déclin des forêts d’érable à sucre dans le sud du Québec, car les érables sont rendus vulnérables par la livrée des forêts et n’arrivent pas à reprendre le dessus dans le sous-bois. Dans la forêt boréale, on observe le même genre d’impact. Les arbres hôtes de la livrée, les peupliers faux-trembles, étaient plus abondants en termes de jeunes arbres que leurs voisins, les sapins baumiers. Suite à l’épidémie, les peuplements de peupliers n’ont pas été transformés en peuplements résineux. Ils resteront feuillus encore longtemps… Néanmoins, parce que les semis et gaules de résineux voient leur croissance accélérée durant les épidémies, la transition d’une canopée à dominance feuillue vers une canopée mixte et ensuite vers une canopée à dominance résineuse est accélérée par rapport à s’il n’y avait pas d’épidémie.
L’augmentation de température peut aussi aider certains des prédateurs de la livrée (9). Avec une température un peu plus haute, certaines espèces de fourmis peuvent devenir plus actives et ceci peut se répercuter en une augmentation de la population d’une colonie. Ceci a pour effet d’augmenter la décomposition de matière organique, la disponibilité des nutriments, la survie et la croissance des plantes, et donc des jeunes arbres ( 7). L’effet sur l’écosystème est alors déjà très positif. Mais cela amène aussi plus de prédateurs pour la livrée des forêts, ce qui peut réguler leur population. Les araignées, les mouches et les coléoptères étaient présents, particulièrement dans la forêt boréale. Bien que ces insectes ne soient pas exclusivement des prédateurs de la livrée des forêts, ils peuvent l’attaquer. La plupart des insectes que nous avons observés sont des généralistes, ce qui veut dire qu’ils attaquent de façon plus opportuniste au lieu de se concentrer spécifiquement sur une espèce ou un groupe de proies ( 9) et (1). De plus, nous avons observé que les sites où l’épidémie avait eu lieu l’année d’avant soutenaient plus de prédateurs en général et que cela entrainait une mortalité plus élevée de la livrée des forêts que dans les sites qui n’avaient pas souffert d’une épidémie. Il y a donc ce cercle qui se ferme, car la présence de la livrée des forêts et ses impacts mènent à l’augmentation de la population de prédateurs, qui réduit à son tour la population de la livrée des forêts. Ceci joue un rôle dans le cycle périodique de cet insecte ravageur.
Avec les changements climatiques, les épidémies de livrée des forêts deviendront de plus en plus intenses et imprévisibles. Comme les populations varient sur un cycle de 10 ans, il est facile d’oublier leur existence et leur impact lorsqu’elles sont assez basses. Cependant, les peuplements que nous aménageons ont une durée d’utilisation beaucoup plus longue. Ces peuplements vivront potentiellement plusieurs épidémies. Comme les impacts de ces épidémies de livrée des forêts sont très variés et peuvent avoir un grand impact sur l’écosystème, il est donc nécessaire de penser aux possibles ravageurs et de mettre en place des mesures pour en limiter les effets.
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